Tourisme : ces grands groupes piégés par la Toile

«On nous avait prédit que le Minitel allait tuer notre métier, c’était faux. Internet, ce n’est rien de plus qu’un Bottin. Et cette agitation n’est qu’un feu de paille». Nous sommes en 2000, et si la prédiction du président du Syndicat National des Agences de Voyage rivalise à bien des égards avec celles de Paco Rabanne, qui aurait pu imaginer que le marché du Tourisme serait aussi profondément bouleversé par ce bottin nouvelle génération? Qui aurait imaginé que 12 ans plus tard, le délégué général de la FEVAD déclarerait: « La plus grande agence de voyage du monde aujourd’hui, c’est internet: partout, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 »?

Et pourtant, il est vrai qu’Internet et voyage nous paraissent aujourd’hui tellement indissociables l’un de l’autre, que le souvenir d’un tourisme « avant-Internet » s’est peu à peu estompé, et avec lui l’évidence d’une rupture brutale dans le comportement touristique. Devenu outil réflexe pour le consommateur, les professionnels pour leur part continuent encore de relever les challenges de cette révolution silencieuse, dans le quotidien particulièrement difficile de ces derniers mois. Et s’il est une catégorie d’acteurs qui cristallise à elle seule les défis à relever encore aujourd’hui, c’est bien celle des voyagistes. Comment ont-ils intégré le digital dans leur stratégie ? Quel impact cela a-t-il aujourd’hui ? Quelles hypothèses d’évolution sont envisageables pour l’avenir ?

 

Un marché complexe…donc nécessairement exposé

Le marché du Tourisme est avant tout un marché atomisé composé d’une multitude d’acteurs répartis sur une chaîne d’activités de plus en plus concurrentielle : fournisseurs (hébergement, transport…), producteurs (voyagistes ou tour-opérateurs…), distributeurs (agences de voyage, voyagistes aussi…). Parallèlement, il est important de souligner que le processus d’achat est encore plus que les autres secteurs dépendant d’un critère majeur : l’information. C’est la plaque tournante de ce business, qui de fait justifie en grande partie l’impact majeur qu’a eu Internet sur la structure du marché.

Quels impacts justement? Dans un premier temps, le Web a bouleversé le rapport à l’information, rendant celle-ci bien plus largement accessible aux consommateurs. Naturellement ensuite, le tourisme n’a pas échappé au e-commerce et l’arrivée d’acteurs pure player a entraîné toutes les forces à l ‘œuvre dans une course effrénée à l’élaboration de stratégies digitales. Dès lors, deux évolutions majeures ont restructuré le marché:

  • Une modification des objectifs business: L’arrivée d’acteurs pure player a comme souvent repositionné les enjeux sur la prise de parts de marché, et initié une course aux volumes au travers d’une stratégie tarifaire agressive. La dynamisation du marché a également participé à créer de nouveaux marchés porteurs: ventes de dernières minutes, packages dynamiques, courts séjours, hébergements secs, redynamisation du voyage « en France », et développement des niches (thalasso…).
  • L’autre conséquence majeure fut portée sur le circuit d’achat avec l’apparition d’un réseau de distribution parallèle des voyages packagés…mais aussi de chaque produit touristique dépackagé ! (hébergement, vols secs…). Combiné à la redistribution de la maîtrise de l’information, notamment avec le développement de nouveaux types de sites Internet, comme « les infomédiaires » (comparateurs de prix, sites d’informations…), toutes les conditions étaient réunis pour que le consommateur fasse évoluer son comportement vers l’auto-production de voyage. Dès lors, le rapport à la marque a également été bouleversé puisque l’internaute en recherchant prioritairement des informations sur une destination,  s’est peu à peu détaché des marques et de leurs valeurs.

Parce que le monopole détenu par les professionnels historiques du tourisme sur la construction d’offres touristiques personnalisées, l’expertise, et le rôle de conseil s’est effondré, l’intermédiation a perdu sa dimension structurante du marché. La valeur ajoutée des agences de voyage et des voyagistes en a alors pris un sacré coup. Modification de l’offre, des marchés, du circuit de distribution, des besoins des consommateurs…les enjeux pour les acteurs du tourisme ont été titanesques. Et parmi eux, certains voyagistes intervenant sur l’ensemble de la chaîne ont eu à s’adapter et à intégrer la totalité de ses évolutions. Quelles stratégies digitales ont alors été mises en place ?

 

La réponse digitale des voyagistes: la « me too » stratégie

Les grands groupes touristiques bénéficiant d’une notoriété majeure ont la particularité d’être structurés autour d’une intégration verticale de l’ensemble de la chaîne d’acteurs, de la production à la réception. Ainsi, des voyagistes comme Fram, Thomas Cook, Look Voyages, Marmara, etc. intègrent à la fois le métier de Tour Opérateur (producteur de voyage), d’Agences de voyage (distribution), d’Hôtellerie (réception) et de Transports. Dès lors, du fait de leur intervention sur l’ensemble de la chaîne, Internet a modifié chaque strate de leur organisation et mis à mal trois points majeurs de leur business:

  • La remise en question du modèle d’intégration verticale, conséquence de la désintermédiation : la maîtrise de l’ensemble de la chaîne n’est plus un avantage concurrentiel puisque l’internaute peut reconstituer aisément ce processus sur le Web.
  • La performance de chaque activité de la chaîne est challengée : par exemple, la production et la distribution se retrouvent directement en concurrence avec des pure player jouant sur des tarifs agressifs pour générer du volume.
  • Le décalage avec les besoins du marché : la montée en puissance du client cherchant l’auto-production remet en question de facto le modèle du « voyage organisé ».

Et puis comme beaucoup de nouveautés produites par l’économie numérique, s’est développée une ardente culture du résultat « court terme » : bilan, la pression à se positionner sur le segment du commerce online est rapidement devenue oppressante. Comment ont réagi les voyagistes?

La majorité ont adopté une stratégie d’occupation, en investissant à leur tour le Web pour se positionner sur ses nouveaux segments qui émergeaient. Mais le déploiement de ces stratégies e-commerce s’est souvent faite aux dépends des points forts historiques des voyagistes. L’exemple de FRAM est à ce titre assez représentatif des actions des autres voyagistes.

Souvenirs, souvenirs...

Historiquement, FRAM est une marque qui capitalise sur la relation client et les valeurs de la société : « FRAM, c’est un état d’esprit : des vacances sympas, des vacances plaisir, dans la simplicité, la convivialité, le sourire » déclare Serge Laurens dans une interview accordée ici. C’est également un pouvoir de fidélisation majeur avec 50 % de leurs clients qui sont partis au moins deux fois avec FRAM, et un impressionnant taux d’intention de « redépart » de plus de 96 %.

L’arrivée du Web marque un tournant pour la marque, avec une stratégie de déploiement du e-commerce assez rapidement mise en œuvre. Positionné sur le segment entrée/moyen de gamme, la pertinence à se positionner sur des offres tarifaires agressives est évidente à ce stade. Dans les chiffres, le succès est au rendez-vous, puisqu’en 2009, 10% du CA de Fram est généré sur le site BtoC, avec des pointes de saisonnalité pouvant aller jusqu’à 15% ! Les chiffres sur les marges ne sont pas communiqués pour leur part. En 2009, 65 % de nouveaux clients sont recrutés par le biais d’Internet plaçant le media comme un véritable élément de conquête. Des résultats qui semblent idylliques et témoignant d’un virage réussi en terme de digital. La stratégie digitale de Fram peut alors se définir ainsi :

"on s'occupe de tout"...la promesse Fram prend du plomb dans l'aile

  • Un site web BtoC orienté sur l’offre commerciale avec une valorisation des offres à tarifs agressifs, les VDM, et les destinations.Le parti pris de la nouvelle mouture 2010 du site BtoC, à l’origine pourtant imaginé comme communautaire, confirme cette tendance. Fort des bons chiffres que les voyagistes ont obtenu les premières années, on les imagine mal faire machine arrière. Dès lors, les Home Pages des sites de voyagistes se structurent majoritairement au travers du triptyque suivant : mise en avant des promotions, ventes de dernières minutes, une ergonomie orientée « e-merchandising » et non pas « expérience utilisateur ».
  • La génération de trafic est fortement orientée sur le search : le SEO témoigne d’un positionnement fort sur les requêtes « voyage promo » qui génèrent beaucoup de trafic (source « semrush »). La stratégie SEM pour sa part est orientée « destination » en consolidant les positions historiques du TO sur le marché du Moyen Orient.
  • Un netlinking puissant : partenariats avec des pure players type Voyages-Sncf, Anyway, Expedia, Opodo, et les classiques Carrefour, Selectour, Afat, ou encore Carlson Wagonlit pour commercialiser une partie de leurs produits de manière dépackagée, et répondre à la demande d’auto-production des particuliers.

Mais les conséquences de ce virage sont nombreuses car en procédant de la sorte, deux points forts historiques sont mis à mal :  le concept de « voyage club » tout d’abord, qui a de facto moins de sens s’il est possible d’accéder à un produit de la marque de façon dépackagé via une autre plate-forme. Puis en choisissant une stratégie e-commerce positionnée sur le prix, Fram a joué le jeu des pure-players au dépend d’une valorisation de la qualité du service et de ses spécificités jusque là différenciantes pour la marque. Aujourd’hui, les voyagistes se retrouvent dans une situation délicate : une baisse de performance inquiétante sur le réseau physique, et une concurrence particulièrement violente sur l’offre online (même des pure players comme last-minute.com rencontrent des difficultés!). Dès lors, l’équation à résoudre est délicate d’un point de vue digital : valoriser la puissance de leur intégration verticale et de leur réseau physique sur un média où ils ont eux même déployer des leviers de performances efficaces témoignant que justement…on peut se passer du réseau physique.

 

Le Web 2.0 : la voie d’un repositionnement stratégique ?

Internet aurait-il finalement disqualifié ceux qui se sont lancés corps et âme dans la course avec les plure player ? Difficile à dire, car si les préjudices on l’a vu sont nombreux, on peut également penser qu’en collant à la tendance, ils ont réussi à sauvegarder leur modèle économique alors que certains historiques points forts ont été ébranlés pour des raisons difficiles à anticiper (révolution politique au Moyen Orient, catastrophes d’un bateau de croisière, crise financière). Tout un paradoxe…

Mais l’évolution du marché online, les difficultés grandissantes d’articulation entre le off et le on, laissent penser que des évolutions sont indispensables. Certains acteurs, comme Fram ont en main toutes les clés pour re-structurer leur business : une offre low cost sur laquelle ils peuvent capitaliser (au travers de leur marque « Plein Vent »), une expertise forte dans le e-commerce, un réseau de qualité, une relation client repensée notamment sur le 2.0. On retrouve ainsi une page Facebook animée autour des offres de la marque, et constituée d’une solide communautée. Mais la stratégie à mettre en œuvre est sans aucun doute plus profonde, avec une redéfinition des objectifs business et marketing forts en fonction des supports.

La clé du succès passe à mon sens par une clarification de leur discours et pourquoi pas, une approche plus segmentée :

  • Une redéfinition de leur stratégie e-commerce autour des VDM/ produits low cost, avec pourquoi pas une capitalisation sur une marque dédiée (Plein Vent ?)
  • Une approche e-marketing dédiée pour soutenir le voyage FRAM : les concepts, la proximité, la communauté, l’expertise, la profondeur de l’offre  redynamiser le réseau physique de la marque et commercialisation des packs club en ligne en valorisant l’expérience consommateur.

Une belle animation de contenus...mais très orientée business

  • La relation client : orientée services online pour l’offre e-commerce. Actualités et valeurs de la marque pour les offres Fram avec pour objectif de valoriser le réseau d‘agences, l’expertise des conseillers, leur formation, l’état d’esprit des animateurs…

Marmara, une stratégie 2.0 orientée sur les valeurs de la marque. Intéressant ici, la playlist Deezer.

  • Multiplier les leviers de conquête : affiliation, seo, netlinking, partenariats sur la partie e-commerce. Réseaux sociaux, display, curation, création de contenus pour la partie Fram. Une stratégie e-marketing qui devra s’appuyer sur une stratégie identitaire plus cohérente. Face à ces problématiques, la production de contenus voire la curation pourraient être des leviers très très intéressants à activer, en témoignent les dernières initiatives d’Air France ou encore les nouveaux réseaux sociaux centrés sur la construction du voyage.

 

Quels points de vigilance doit on garder à l’oeil ?

En guise de conclusion, je serais d’avis que si le voyage forme la jeunesse…le e-tourisme aussi forme à sa façon le e-marketing. Alors que pourrait on en retenir? Si cet article ne jette qu’un regard somme toute rapide et partial sur le sujet, il n’a aucune autre prétention que de s’ouvrir les chakras sur les pratiques d’autres secteurs. Ma principale motivation à rédiger ces articles tient surtout en ce qu’on peut en retenir pour notre quotidien…et nous rappeler que justement l’humilité est une valeur clé de notre métier. Pour ma part, plusieurs points ont attiré mon attention lors de la rédaction de cet article:

1/ Une stratégie digitale a la fâcheuse tendance à glisser vers des logiques de course à l’échalote commerciale, et la recherche de résultats immédiats. Il est donc indispensable de surveiller de très près la cohérence du « off » et du « on » dans leurs objectifs, les territoires de communication, et la nature des offres proposées. Si la séparation est inévitable, mieux vaut l’assumer…le pire étant de ne pas choisir.

2/ Ne pas faire des copier-coller des bonnes pratiques ! Répondre aux attentes et tendances du Web peut aussi mettre en danger son business modèle. Le renoncement stratégique est…une stratégie viable. En revanche, ré-identifier ses points forts, et les faire émerger à nouveau, c’est tout un challenge

3/ Déployer une stratégie e-marketing…pour son commerce offline. Oui, Internet est un support extraordinaire pour redynamiser son réseau terrain. Il est essentiel d’identifier les points de différenciation et de les valoriser. État d’esprit, relation client, écoute, expertise.

4/ Définir sa vision de la relation client avant de se lancer dans le community management. Cela permettra de fidéliser vos vrais clients, et recruter ceux qui souhaitent découvrir l’univers, les valeurs de vos produits. Si une page facebook ou twitter devient le refuge de tous les jeux concours ou promos du mois alors que la marque se différencie par ses valeurs et son offre unique…pensez-vous vraiment que les nouveaux clients percevront votre marque comme celle proposant une expérience consommateur différente ?

Et vous qu’en pensez vous ?

Sources:

SEM Rush pour l’analyse SEO
L’évolution du voyage à forfait : d’un produit standard à un voyage personnalisé
Relations BtoB et Web 2.0 dans l’industrie du voyage
Les voyagistes font grise mine
Tour opérateur : le volume de vente sur site internet propre en hausse 13,4% en 2010
Les tour-opérateurs misent sur les formules «tout compris»

A propos de l'auteur

Jerôme Privat

Jerôme Privat

Responsable E-marketing d'un groupe industriel depuis plus de 5 ans. Je vis le digital du côté de l'annonceur, dans ce monde de "plan à 5 ans", de "culture d'entreprise", et de "business reviews"...où le digital ne coule pas dans toutes les veines, mais où la curiosité et le partage des visions sont au centre de tout! Quand je ne suis pas devant mon écran à dévorer de l'info...j'y suis pour faire du montage vidéo! Mon autre passion! Si vous voulez prendre contact pour échanger, partager, n'hésitez pas!! :)

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